En 1989, un coup de hache tranchait son existence en deux. À la suite de la publication des « Versets sataniques », Salman Rushdie était condamné par l’ayatollah Khomeiny à mort et à une vie en liberté conditionnelle. Et cette menace touchait aussi le cœur même de son écriture. Dans « Le Couteau », il confie : « En repensant à cette époque, je me rappelle m’être dit que la fatwa pouvait me faire dérailler, me détruire en tant qu’artiste de deux façons : si je me mettais à écrire des livres “effrayés” ou si je me mettais à écrire des livres “vengeurs”. »

Le 12 août 2022, un homme de 24 ans vêtu de noir attaquait sauvagement le romancier, poignardait sa bouche, son cou, sa poitrine, sa main, enfonçait sa lame dans l’œil. Et pourtant, « Le Couteau », le récit de cette épouvantable tentative d’assassinat, n’est ni un livre effrayé ni un livre vengeur, c’est un grand récit d’amour. Le livre d’un survivant de 75 ans, (il mentionne souvent son âge) qui croit encore et toujours au bonheur, auprès de sa femme, la poète et romancière afro-américaine Rachel Eliza Griffiths. 

Un homme qui se voit mourir

Ils se sont connus en 2017 à une soirée d’écrivains, « une rencontre digne d’une comédie romantique ». Il n’a pas vu la porte en verre séparant le salon de la terrasse, s’est retrouvé par terre, le visage en sang. Eliza l’a raccompagné chez lui, ils ne se sont plus quittés. La vie sentimentale passée de Rushdie ne semblait pas du goût de ses fils et de ses proches qui, lorsqu’ils rencontrèrent Eliza s’exclamèrent « Enfin ! ». « Eliza m’avait alors fait confectionner des T-shirts portant l’inscription « Enfin », raconte Rushdie qui n’a pas perdu son humour, et ce récit d’une atrocité n’en manque pas.

Le 12 août 2022, c’est à Eliza que les médecins disent que l’écrivain a peu de chance de s’en sortir. « Le Couteau » raconte de manière saisissante un homme qui se voit mourir. Les pensées folles qui traversent son esprit à toute allure. « C’est donc toi. Te voilà », – 33 ans se sont écoulés depuis sa condamnation à mort par Khomeini…  « Cela fait beaucoup de sang », « toutes mes dents vont tomber », « qu’est-ce qu’elle a ma main, elle me fait tellement mal ». « Découpez ses vêtements pour qu’on puisse voir les blessures », cria quelqu’un. « Oh, pensai-je, mon beau costume Ralph Lauren. »

Les questions fusent

Ce qui est inouï, c’est que toute l’œuvre romanesque de l’auteur des « Enfants de minuit » est semée de miracles auxquels il a toujours affirmé ne pas croire. Et pourtant, Salman Rushie est un miraculé, comme si l’écrivain avait eu raison sur l’homme. Après le récit des coups, « Le Couteau » se mue en journal d’un corps, un respirateur artificiel, des agrafes partout, la main dans une attelle comme un oiseau en cage, l’œil transpercé, insauvable. « Permets-moi de te donner un conseil, gentil lecteur. Si tu peux éviter de te faire coudre les paupières… évite-le. Cela fait vraiment très, très mal. Ce fut un “succès”, selon le personnel médical. Ce n’est pas le mot que j’aurais choisi. Je ne m’étais jamais autant approché d’une douleur aussi insupportable. »

Le corps se remet grâce aux médecins, la tendresse d’Eliza la magnifique et de sa famille, les questions fusent, rendant cet ouvrage si puissant : pourquoi Rushdie ne s’est-il pas défendu ? Faut-il qu’il rencontre son meurtrier ? Est-ce qu’on peut être heureux après une tentative d’assassinat ? Est-ce qu’on peut être heureux alors que l’Amérique est déchirée en deux par la droite radicale, que l’Inde (il est né à Bombay) sombre dans l’autoritarisme, que la liberté est attaquée partout dans le monde ? A quoi sert cette littérature qui ne peut arrêter ni les balles ni les coups de couteau ? « Nous devons prendre le contre-pied des mensonges des oppresseurs, des populistes et des imbéciles en racontant de meilleures histoires, des histoires dans lesquelles les gens ont envie de vivre », répond le romancier. Riant de lui-même devenu « une sorte de poupée Barbie vertueuse amoureuse de la liberté ».

Et surtout, que faire de cette « deuxième vie » qui lui est accordée ? Son dernier roman, « La Cité de la victoire », s’achevait par cette phrase : « Les mots sont les seuls vainqueurs. » Ce récit se termine par un homme amoureux qui prend Eliza par la main et lui dit « rentrons à la maison ».

« Le Couteau, réflexions suite à une tentative d’assassinat », de Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal (Gallimard)